ULTIMA THULE ou Dieu a de l’humour, par Dimitri Michalopoulos

Après avoir scruté quelques-uns des mystères du monde grec, Dimitri Michalopoulos, s’éloigne, cette fois, de la Méditerranée, pour parcourir les mers les plus froides, celles qui ont dérouté plus d’un navigateur. Il s’est armé d’un nouvel outil étonnant… le dictionnaire copte/latin de Fernand Crombette.
C’est vers la mystérieuse Thulé qu’il pointe son sextant nonobstant les obstacles posés par les hypothèses multiséculaires…

L’histoire de Pythéas est bien connue : originaire de Massilia, l’actuelle Marseille, il effectua, dans la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C., un voyage d’exploration dans les mers du nord. Il navigua le long des côtes ouest de la péninsule ibérique et de la France ainsi que de celles de la Belgique et de la Hollande; il gagna ensuite la Britannia (la Grande-Bretagne d’aujourd’hui), qu’il décrivit assez bien, parce qu’il la parcourut à pied1 et atteignit finalement un pays où, au cours de la belle saison, la nuit ne durait que très peu. Il parla, en outre, d’une île, Thulé (en grec : Thoulī), très nordique2, qui se trouvait « près de la mer glacée » à une distance de six jours de navigation au nord de la Britannia3, et à proximité d’une zone de l’Océan atlantique, où la navigation était impossible, car la mer y ressemblait à un « poumon » fait d’eau…4

L’ouvrage de Pythéas ayant été perdu, on a avancé, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, plusieurs hypothèses à propos de ses exploits d’exploration. Il avait beau être considéré comme tératologue5, il n’y pas de doute qu’il ne longeât la plus grande partie de la côte de l’Europe occidentale et de la Britannia. Était-il, toutefois, entré en Mer Baltique?6 Que voulait-il donc dire, quand il parlait d’un « poumon marin »? Et sa Thulé, où se trouve-t-elle?

En ce qui concerne la Baltique, une réponse catégorique n’aurait pas d’importance, car, selon toute vraisemblance, les pays baignés par celle-là étaient connus en Grèce au cours de la Haute-Antiquité. Son « poumon marin », qui rendait la navigation impossible, était, à coup sûr, un mélange d’eau et de glace annonçant les icebergs du Pôle nord. Au sujet de Thulé, toutefois, on est encore en débat. En tout cas, c’était une île située près de la « zone glacée »7 (le cercle polaire arctique). Là-bas, en raison de la faible lumière du soleil, on n’était pas en mesure de cultiver le blé et, par conséquent, on se nourrissait surtout de millet et de racines8. S’agit-il de l’Islande? Du Groenland? Puisque la vie des humains est « pleine de surprises », c’est Fernand Crombette qui, grâce à son Dictionnaire copte-latin et latin-copte, nous donne la faculté de proposer une réponse, sinon catégorique au moins raisonnable.

Tout d’abord, voyons le témoignage de notre antique explorateur. Thulé, avait-il attesté, est une île se trouvant à six jours de voyage depuis la côte britannique (du nord-ouest) et vers le nord. En conséquence, il ne peut pas s’agir de l’Islande, car, d’après les calculs de distances que faisaient nos Anciens, la durée du voyage donnée par Pythéas est trop longue. Il faut, en effet, tenir compte de ce que le voyage de l’Europe à l’Amérique est beaucoup plus facile que celui en sens inverse9. Voilà donc pourquoi, au cours de la Basse-Antiquité, on estimait la durée de la traversée depuis la Grande-Bretagne actuelle à l’Ogygie, île près de l’Amérique du nord (la Grande Bermude selon toute vraisemblance) à cinq jours seulement10; c’est donc tout à fait impossible que l’on pensât qu’il fallait six jours de navigation pour se rendre de la Britannia à l’Islande. Alors, la conclusion raisonnable est que la Thulé de Pythéas est le Groenland.

Mais pourquoi Thulé? Que signifie cette dénomination? On ne saurait que trop le répéter, la clef d’un tel mystère nous est offerte par Fernand Crombette, qui nous aiguillonne constamment vers la langue de l’Égypte antique. Néanmoins, rassurez-vous! Il ne nous faut point marcher sur les traces de Champollion, car le copte, langue dans laquelle survit l’égyptien ancien11, est heureusement écrit avec l’alphabet grec. Le mot copte thoulīs veut dire : « fange »12. La conclusion? Thulé est, tout simplement, un « [lieu] fangeux », description plus ou moins exacte qui concerne plusieurs îles et pays nordiques en raison de la fonte des glaces, ne serait-ce que temporaire, qui y a lieu. Voilà donc pourquoi les Romains parlaient de plusieurs Thulé, dont l’une était la “dernière”, à savoir la plus éloignée…13 ; et il n’y a pas de doute que cette Ultima Thule fût pour eux le Groenland14.

Il est très important, en outre, de constater que des toponymes dérivés de l’égyptien thoulīs existent toujours. On connaît, tout d’abord, Toula, ville russe située sur les bords de la rivière Oupa15. Or, Toula n’est pas un mot russe et sa signification « est obscure »16. La ville de Tula, en outre, au Mexique, l’ennemi acharné des Aztèques, avait la particularité d’être traversée par un cours d’eau du même nom…17 etc., etc.

Qu’est-ce que tout cela signifie? D’abord, que l’idée de Crombette, selon laquelle il faut chercher la solution des mystères étymologiques, voire de la gnose de notre existence dans la langue égyptienne, s’avère, en principe, juste. Voilà donc qu’un « front de recherche » nouveau s’ouvre devant nous. « Donnez-moi l’étymon des mots et je vous reconstruirai l’histoire du monde », aurait déclaré Thiers ; et Crombette de nous indiquer la voie à suivre… Or, avant de nous engager dans la voie pavée par celui-ci, il faut reconnaître que, de leur côté, les Anglais ont raison : God has humour! Vous connaissez, en effet, les histoires concernant Thulé, censée être le berceau mystique des Hyperboréens, terre idéale qu’il nous faut regagner afin d’amorcer la renaissance de l’humanité. Vous avez entendu parler de la fameuse Thule Gesellschaft, dont le miroitement éblouit, même de nos jours, l’esprit de personnes de très bonne foi. Vous connaissez, grâce à vos lectures, le mysticisme développé autour de l’existence mythique des êtres quasi surnaturels qui peuplaient autrefois la rêvée Thulé… Comment donc expliquer à tout ce monde que « Thulé » ne veut dire que « lieu fangeux »?

Voilà un noeud gordien que nous devons résoudre…

Dimitri Michalopoulos

thule

1 STRABON, Géographie, C 104.
2 STRABON, Géographie, C 201.
3 STRABON, Géographie, C 63.
4 STRABON, Géographie, C 104.
5 STRABON, Géographie, C 63, C 190, C 148-149.
6 PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, 37.11 ; cf. STRABON, Géographie, C 104.
7 STRABON, Géographie, C 201.
8 STRABON, Géographie, C 201.
9 SIEGFRIED P. PETRIDĪS, Odysseia. Mia nautikī epopoiia tōn proïstorikōn Hellīnōn eis tīn Amerikīn (= L’Odyssée. Une épopée maritime des Grecs préhistoriques dans l’Amérique), Athènes, 1994, p. 157.
10 PLUTARQUE, De la face qui paraît sur la lune, 941a-b.
11 FERNAND CROMBETTE, Dictionnaire copte-latin et latin-copte (Tournai : CESHE, 2000), p. 5.
12 Ibidem, p. 44.
13 Virgile, Les Géorgiques, 1. 30.
14 https://la.wikipedia.org/wiki/Thule#cite_note-2 (consulté le 6 janvier 2017).
15 https://fr.wikipedia.org/wiki/Toula (consulté le 6 janvier 2017).
16 https://en.wikipedia.org/wiki/Tula,_Russia#cite_note-14 (consulté le 6 janvier 2017).
17 https://en.wikipedia.org/wiki/Tula_River (consulté le 6 janvier 2017).

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